Les racines et les ailes

Pour être versé dans une science, pour bien en connaître tous les aspects et pour s’en rendre maître, il faut avoir pris l’habitude (malaka) de bien en comprendre tous les fondements, d’en avoir étudié les problèmes et d’avoir pu passer des principes aux applications. Faute de cet entraînement on ne peut prétendre à la maîtrise.  » ([1]).
Ibn Khaldoun

Cinquante ans. C’est court au regard de l’Histoire. L’Histoire de la Tunisie est trois fois millénaire. L’Histoire de l’éducation l’est autant sur cette terre d’Ifriqiya.  Depuis l’ère carthaginoise, l’enseignement avait sa place et l’exemple de l’éducation poussée donnée à Hannibal par des précepteurs grecs en fournit un exemple ;  Hannibal dont les stratégies de guerre sont encore enseignées dans les plus prestigieuses académies militaires. Et s’il fallait encore citer un nom qui marqua de son génie l’histoire de notre pays, je choisirais Ibn Khaldoun dont l’œuvre constitua un tournant dans la lecture des faits historiques et l’analyse des sociétés humaines et, à ce titre, il est considéré, y compris par l’Occident, comme étant « cinq siècles avant Auguste Comte (1840) l’inventeur de la sociologie » ([2]).

Cinquante ans, c’est court du point de vue de l’Histoire mais, dans la vie d’un homme, c’est bien long ! Quel peut être l’apport d’un homme ou d’une génération pendant un si court passage ? Tel est le dilemme de l’homme politique qui porte un projet, du savant qui se consacre à une vocation, de l’artiste, de l’écrivain … Et telle est la difficulté de l’évaluation de l’impact d’une si courte période sur le devenir d’une nation.

En effet, quel jugement porter sur les réalisations de l’université tunisienne pendant les cinquante dernières années ? Son rôle dans la formation de l’élite qui a permis au jeune Etat indépendant de construire son administration et d’asseoir les bases de son économie est indiscutable. Il est aussi indéniable qu’un effort visible a été fait pour une scolarisation massive ; ce qui, des circonstances démographiques aidant, a provoqué une explosion de l’effectif estudiantin ces dernières années. Un grand effort de décentralisation a été consenti, ainsi les universités couvrent aujourd’hui tout le territoire national. Par ailleurs des réformes successives ont été menées pour moderniser l’organisation et le contenu des formations universitaires. La dernière en date, la réforme Licence Master Doctorat (LMD), est en train de modifier radicalement la formation universitaire.

Toutefois, il y a encore du travail pour améliorer la qualité de la formation et mieux se positionner parmi les universités du monde. Faisant allusion au classement des 500 premières universités du monde publié annuellement par l’université de Shanghai (voir le classement pour l’année 2007 sur : http://ed.sjtu.edu.cn/rank/2007/ranking2007.htm ), certains se tourmentent de l’absence quasi-totale des universités arabes de cette liste. En fait, quand on examine de plus près ce classement et les critères adoptés pour l’établir on est moins étonné de cette absence ; même s’il est vrai que la seule université arabe parmi les 500, celle du Caire, est classée au 403ème rang mondial et 3ème en Afrique après deux universités sud-africaines alors que le monde arabe compte plus de 300 millions d’habitants. Comparativement, la Corée du Sud  avec moins de 50 millions d’habitants, est représentée par 8 universités dans cette liste. Ce n’est qu’au 39ème rang qu’on trouve la première université française, en l’occurrence celle de Paris VI. Le haut du tableau, est occupé par les universités américaines et britanniques avec en tête Harvard University. Ceci confirme la suprématie du système de formation universitaire et de recherche anglo-saxon qui se base sur une offre de formation modulaire, flexible et diversifiée débouchant sur trois diplômes : Bachelor, Master et Doctorat.

Notons que la première université chinoise se trouve au 151ème rang de ce classement alors que l’initiative de ce ″annual ranking″ revient à une université chinoise ! Ce souci d’étudier la valeur scientifique des universités du monde entier et de se positionner dans la course à la maîtrise du savoir est révélateur de la volonté de la Chine de redoubler d’efforts pour se hisser au niveau des meilleurs dans le cadre général des ambitions stratégiques du géant asiatique.

Il faut savoir que, pour établir ce classement, l’évaluation des universités est essentiellement basée sur la qualité de leurs publications scientifiques et le nombre de prix décernés à leur corps professoral et aux étudiants qui y on été formés (prix Nobel et médailles Fields). Dès lors, il est clair que de jeunes universités, dotées de moyens modestes en comparaison des universités occidentales, et évoluant dans un environnement industriel peu développé, ne peuvent prétendre accéder à un rang parmi les 500 meilleures universités mondiales. En outre, la recherche scientifique constitue le principal atout dans ce classement, et on peut dégager une corrélation directe entre le volume d’activité dans la recherche scientifique d’un pays et le classement de ses universités.  Notons à ce propos que le nombre de chercheurs pour 1000 habitants est, pour citer quelques exemples, de 10 aux USA, de 7 en France et de 2 en Tunisie.

Toutes ces données permettent de mesurer le chemin à parcourir pour atteindre le niveau des universités prestigieuses des USA, du Canada, de l’Europe et de certains pays asiatiques. Ces universités, souvent bicentenaires, bénéficient, outre le soutien de l’Etat, de la participation du secteur privé qui contribue activement à leur financement et aux travaux de recherche qui s’y font. Il est clair dans ce contexte, que notre université est encore dans la phase de mise en place des fondements. Ce qui compte, dans cette étape, c’est de faire les bons choix d’avenir, de se placer sur la bonne voie, et d’entamer l’action. Les reformes et les axes de rénovations adoptés augurent d’un avenir meilleur. L’œuvre entamée exige, par ailleurs, l’adhésion de tous les acteurs, et, particulièrement celle des enseignants-chercheurs, qui constituent le moteur du changement. Il exige aussi une forte conscience des étudiants des enjeux de la persévérance dans l’acquisition du savoir et du savoir-faire pour assurer à la fois le succès personnel et le progrès collectif. En outre, le niveau des universités est porté par le progrès global de la nation avec toutes ses composantes, secteur public et secteur privé. Sans le développement économique, la maturité des secteurs de production et leur participation à l’effort de formation universitaire et de recherche scientifique, l’université tunisienne ne pourra pas se hisser au niveau des meilleures du monde. Un tel objectif est d’envergure nationale et il engage la responsabilité de tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale.

Le parcours en bref

La pendule sonnant minuit
Ironiquement nous engage
A nous rappeler quel usage
Nous fîmes du jour qui s’enfuit
Charles Baudelaire  

 

L’université tunisienne fête ses cinquante ans. Il s’agit de l’université dans son organisation moderne instituée à la suite de l’indépendance. L’université envisagée comme l’un des fondements de l’édification de la Tunisie indépendante.

Il est important, à cet égard, de mesurer le chemin parcouru par l’université tunisienne durant  les cinquante dernières années, de dégager le sens et les principales étapes de son évolution et de scruter les horizons de son développement futur.

A l’orée de l’indépendance, en 1958, l’université tunisienne comptait environ 2500 étudiants répartis sur 6 établissements d’enseignement supérieur. Ces chiffres augmentent progressivement durant les 30 premières années de l’indépendance pour atteindre respectivement 43000 étudiants et 59 établissements en 1988. A partir de 1988, l’évolution du nombre d’étudiants amorce une allure exponentielle passant de 43000 à 370000 en 2008 alors que le nombre d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche atteint le nombre de 192. Parallèlement, au cours des 20 dernières années, le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur connaît une augmentation fulgurante. Plus particulièrement durant les dix dernières années, le nombre de diplômés est passé de 15 mille en juillet 1998 à 30 mille en juillet 2003 puis à plus de 60 mille en juillet 2008 soit un dédoublement tous les cinq ans. En plus du fait que le nombre total des étudiants a augmenté, ce déferlement de diplômés s’expliquerait notamment par la multiplication, depuis une dizaine d’années, du nombre des filières courtes dans les offres de formation universitaire, ces filières livrant leurs diplômés au bout de trois années d’études seulement. Et cette tendance devrait s’accentuer pendant les prochaines années avec l’arrivée des premiers diplômés de la réforme Licence Master Doctorat (LMD) qui obtiennent la licence au bout de trois années d’études.

En effet, l’enseignement supérieur connaît durant les dernières années une reforme de fond du système de formation qui vise un rapprochement avec le système de formation universitaire européen qui est, lui-même, aligné sur le système anglo-saxon. Il est à noter à ce propos que les pays européens ont entamé depuis 1999 une démarche qui vise à adopter un standard européen « Licence – Master – Doctorat (LMD) » correspondant respectivement à bac +3, bac +5 et bac +8 ans d’études.  Ainsi, en s’engageant dans le processus de réforme de l’enseignement supérieur initié àBologne en 1999, les pays de l’espace européen ont décidé d' »harmoniser leurs cursus de formation et d’adopter un système de diplômes commun dans le but de permettre les comparaisons et les équivalences au niveau international et de favoriser la mobilité des étudiants et leur accès au monde du travail en Europe » ([3]).

La transition vers des offres de formations selon le système LMD a été organisée sur trois années et s’est achevée à la rentrée 2008-2009. Désormais, 164 établissements d’enseignement supérieur sont alignés sur ce standard. Les 28 autres établissements : instituts préparatoires aux écoles d’ingénieur, écoles d’ingénieur, facultés de médecine, de médecine dentaire et de pharmacie, ne sont pas concernés par cette réforme. Cette reforme s’est accompagnée d’une diversification des filières de formation et d’une refonte des programmes qui a permis notamment d’adapter les offres de formation aux exigences de l’économie et de ses développements futurs.

L’examen de l’évolution de la carte universitaire tunisienne fait apparaître de manière nette la décentralisation qui se traduit par la création de pôles universitaires dans toutes les régions du pays. Initialement concentrés dans la capitale, les établissements d’enseignement supérieur se trouvent maintenant dans tous les gouvernorats et sont regroupés sous l’autorité de 12 universités et d’une direction générale des études technologiques qui assure la tutelle des instituts supérieurs des études technologiques (ISET) qui forment un réseau de 24 ISET. Une 13ème université, l’Université Virtuelle de Tunis (UVT), assure l’organisation de l’enseignement en ligne ou e-learning pour l’ensemble des étudiants tunisiens. Créée en 2002, l’UVT a pour mission de favoriser la création de contenus universitaires numériques, de mettre en place des plateformes d’enseignement à distance et d’assurer la formation complémentaire appropriée pour les enseignants engagés dans la participation à l’enseignement en ligne.

L’évolution du nombre d’enseignants à l’université a connu une progression qui s’est nettement accélérée durant les dernières années. Toutefois, si le taux d’encadrement des étudiants (nombre d’étudiants par enseignant) s’est amélioré au cours des 30 premières années pour atteindre le nombre de 12, il s’est de nouveau dégradé avec l’arrivée massive d’étudiants durant les 20 années suivantes. Ce taux global est actuellement de 1 enseignant pour 19 étudiants. En outre, une analyse plus poussée de la constitution du corps enseignant révèle un manque dans certaines disciplines notamment suite à la rénovation des offres de formation. En effet le rythme accéléré des réformes qu’a connu l’enseignement supérieur durant les dernières années a profondément modifié les contenus enseignés rendant difficile l’amélioration du taux d’encadrement dans certaines disciplines. Par ailleurs, la formation des enseignants universitaires se faisant essentiellement à travers les activités de recherche scientifique, un grand effort a été consenti pour structurer cette activité au sein des universités et la doter des moyens nécessaires pour son développement. La recherche scientifique, outre la participation à la formation des enseignants universitaires, est appelée à soutenir l’effort développement du pays en orientant ses activités vers les priorités nationales notamment dans les domaines de l’énergie, des ressources hydrauliques, des biotechnologies végétales et des recherche et études économiques et sociales. Elle est dotée d’un budget qui évolue progressivement pour atteindre 1.25 % du PIB en 2009.

Outre les aspects pédagogiques et scientifiques, une attention particulière est donnée à l’amélioration des méthodes de gestion administrative et financière des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des universités et de l’administration centrale. Profitant des possibilités qu’offre le développement des technologies de l’information et de la communication, le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche ambitionne de mettre en place un système d’information universitaire national. Ce système d’information est nécessaire pour assurer la fluidité de la circulation de l’information entre les différents intervenants dans le nouveau contexte caractérisé par l’augmentation du nombre d’institutions d’enseignement et de recherche et leur répartition sur tout le territoire, l’augmentation de l’effectif des étudiants et la décentralisation de la gestion. Dans ce cadre, un paquet de services électroniques est offert aux étudiants : orientation universitaire en ligne, inscription à distance, suivi des demandes de bourse d’étude et d’hébergement aux foyers universitaires publics, etc. … Ces services qui sont basés sur l’exploitation de l’Internet, ont engendré une modification radicale des outils de gestion en interne de affaires administratives des étudiants tant au niveau des établissements qu’au niveau central. En effet, cette gestion a été entièrement informatisée de manière à répondre aux exigences des services Web. L’effort dans ce domaine, a été récompensé par le prix des Nations Unis pour la transparence et la rapidité des services, décerné à la Tunisie en juin 2008 dans le cadre du e-govenment, pour l’application d’orientation universitaire en ligne.

Pourquoi l’université pour tous ?

Plus les hommes seront éclairés plus ils seront libres
Voltaire 

 

 

L’effort consenti dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique a pour effet direct l’amélioration du niveau général d’instruction de la population. En effet, l’université joue le rôle de locomotive du processus éducatif avec ses différents niveaux et du progrès économique et social. L’égalité des chances offerte à tous les citoyens pour l’accès à l’éducation et, en particulier, la scolarisation des filles a permis un changement radical des relations sociales et une participation active de la femme dans la vie économique et politique du pays. Force est de constater, à cet égard, que les étudiantes représentent aujourd’hui près de 60% de la population estudiantine.

L’université joue un rôle central dans le développement économique, particulièrement en ce début du 21ème siècle caractérisé par l’importance de la valeur ajoutée intellectuelle de haut niveau dans les processus de production de richesses. La Tunisie, pays émergent, ne pourra accéder à des paliers supérieurs de développement qu’en assurant une symbiose totale entre les besoins de son développement économique et la formation donnée aux milliers d’étudiants de ses universités. Dans ce contexte, la concertation et le partenariat entre l’université et son environnement économique et social sont devenus dans la nature de l’action de reforme et d’ajustement du système universitaire. En outre, l’université joue un rôle important dans la création d’un environnement humain capable de répondre aux besoins des secteurs innovants. En particulier, la formation de compétences de haut niveau dans les disciplines technologiques devrait permettre d’attirer les investisseurs étrangers. Cette tendance, déjà perceptible à travers l’évolution de l’implantation de sociétés françaises en Tunisie, devrait être renforcée en raison de plusieurs avantages compétitifs de notre pays et notamment la qualité de ses diplômés, le coût relativement modéré des charges salariales et la proximité avec l’Europe.

L’université a été de tout temps dépositaire de la conscience collective. Jeunesse estudiantine porteuse d’une fougue idéaliste et souvent révolutionnaire , savants explorant les divers champs de la connaissance ou  philosophes en quête des secrets de l’existence, c’est à l’université que foisonnent les idées et se préparent les projets d’avenir. De ce point de vue, l’université est une porte vers  l’enracinement des valeurs de démocratie et de liberté. La Tunisie a fait le choix de parier sur la formation de sa jeunesse, en toute conscience de la difficulté de gouverner un peuple éclairé. Ce fut le choix du Leader Habib Bourguiba dès le premier jour de l’indépendance du pays.


[1] D’après une traduction française d’Al Muquaddima, par Vincent Monteil – Editions Sindbad.

[2] Voir la préface de Vincent Monteil de la traduction française d’Al Muquaddima sus-citée.

[3] Voir le site web de l’Union Européenne : http://europa.eu.int/comm/education/policies/educ/bologna/bologna_fr.html

By RL

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