Technologies de l’Information et de la Communication : moteur du développement

 

Se développer sans Internet aujourd’hui,

ce serait comme s’industrialiser sans électricité hier.

Manuel Castells (*)

1- La vision et l’action

L’ancien vice-président américain Al Gore évoquait déjà, en 1995, les autoroutes de l’information. En un peu plus d’une décennie, ces autoroutes ont sillonné la planète, essentiellement dans sa partie développée, transformant radicalement l’organisation économique, sociale et culturelle du monde.

Si l’on peut créditer Al Gore d’avoir eu le mérite de prédire les développements futurs qu’allait connaître le monde suite à la révolution informationnelle engendrée par le développement fulgurant des Technologies de l’Information et de la Communication (TICs), il ne faut pas beaucoup de génie, maintenant que ces prédictions sont devenues des réalités, pour s’aviser de la nécessité de tracer et de bien dimensionner les chemins de l’information ! Mais encore, il est essentiel de saisir l’importance grandissante du facteur temps dans cette nouvelle société qui s’appuie sur des technologies qui évoluent à un rythme effréné.

Dans ce contexte, on a parlé un temps de « raccourci technologique » pour résumer l’idée selon laquelle les pays qui ont raté la révolution industrielle pouvaient se rattraper en s’inscrivant directement dans la nouvelle révolution technologique basée sur des équipements légers et peu coûteux et prendre ainsi leur part de l’économie immatérielle qui se met en place.

Hélas, le raccourci s’est avéré bien long ! La mise en place des réseaux de télécommunication, leur fiabilité, leur qualité, la diversité de l’offre de services dans ce domaine, la création d’instances de régulation, la mise en place d’un cadre juridique qui accompagne les avancées technologiques et leurs applications, etc. sont autant de composantes de l’environnement nécessaire à l’édification de la société de l’information. Et, en amont de tout cela, une vision, une stratégie, une planification et un programme d’action.  Et avec, constamment, une vigilance pour s’assurer du respect des délais de réalisation, voire pour l’acquisition d’une longueur d’avance dans des niches porteuses. Le « raccourci technologique » et un positionnement favorable dans l’économie mondialisée sont à ce prix.

2- Intégrer les TICs et se placer dans la course

Le raccourci est bien long, en général, mais certains pays ont réussi à intégrer rapidement ces technologies et même à devenir des leaders dans certaines d’entre elles. Il en est ainsi de la Corée du Sud qui, en 1965, était au même niveau de développement que l’Egypte en infrastructures de télécommunication. Aujourd’hui, La Corée du Sud est l’un des pays les mieux équipés et les plus actifs dans l’innovation tous azimuts dans les technologies de pointe. Le taux de pénétration du haut débit y est de 92% alors qu’il n’est que de 60% aux USA. Il en est ainsi de la Chine qui, accusant un grand retard lors de la première phase de l’apparition de l’Internet, est entrée en force dans la seconde génération de l’Internet basé sur le haut débit et le protocole IPv6. C’est ainsi que, depuis 2004, dans le cadre du programme CERNET2, 25 universités de 20 villes différentes ont été connectées à des débits pouvant atteindre 10 Gb/s. Le Chine a ainsi inauguré le plus puissant réseau Internet de deuxième génération entièrement basé sur l’IPv6. Le passage à la nouvelle version de l’IP est justifié par l’épuisement du stock des adresses IPv4 dont près des trois quarts sont contrôlées par les USA, pays de naissance de l’Internet. Il est à noter à ce  propos que le lot d’adresses IPv4 dont dispose toute la Chine ne dépasse pas celui disponible au campus de l’université de la Californie. Ceci a poussé la Chine ainsi que d’autres pays d’Asie comme la Corée du Sud et le Japon à opter pour un passage rapide à l’IPv6.

En outre, certains pays développés, notamment en Europe, qui ont accusé un certain retard suite à l’avènement de l’Internet aux USA, ont rapidement mis en place les stratégies nécessaires pour accélérer l’intégration des TICs dans les différents secteurs d’activité. Ainsi, en France, le gouvernement Jospin mit en place en 1998 le « Programme d’Action Gouvernemental pour la Société de l’Information (PAGSI)« , avec une planification et des moyens financiers conséquents pour réaliser les conditions de l’appropriation de ces nouvelles technologies par les structures de l’Etat. Les fruits de cette démarche apparaissent notamment dans le rapport « e-Government Survey » publié par l’ONU début 2008 qui classe la France au 9ème rang parmi 182 pays examinés.

3- La Tunisie : une forte volonté politique et un environnement global favorable

La Tunisie a un énorme potentiel qui la prédispose à réussir une intégration rapide des TICs. D’abord une approche clairvoyante et une volonté politique forte traduites dans les programmes électoraux du Président de la République par des objectifs concrets. De plus, la Tunisie a adopté dès son indépendance une politique économique et sociale basée sur le développement humain avec trois composantes essentielles à savoir la scolarisation gratuite et obligatoire, la généralisation des services de santé publique et la promotion de la condition de la femme. Ainsi, la Tunisie compte aujourd’hui près d’un quart de sa population dans les écoles, les lycées et les universités et le nombre d’étudiants de la tranche d’âge 19-24 ans est d’environ 37%. Dans le domaine de la santé qui est doté de plus de 7 % du budget de l’Etat, on enregistre une augmentation de l’espérance de vie qui est aujourd’hui d’environ 74 ans et une baisse de la mortalité infantile qui a été réduite à 18,4des naissances en 2007. En outre, le contrôle des naissances a permis le passage d’un taux de fertilité de 7 enfants par femme de la tranche d’âge 15-50 ans en 1960 à un taux de 2 enfants par femme en 2005. La femme tunisienne bénéficie de droits exceptionnels dans l’environnement arabo-musulman grâce au Code du Statut Personnel (CSP) proclamé à l’orée de l’indépendance et qui a constitué, dans le contexte où il fut adopté, un véritable coup de force qui trancha radicalement avec la vison qu’avait de la femme une partie importante de la société et certaines composantes influentes des cercles politiques et religieux. Il a fallu la conviction profonde et le courage politique du leader Habib Bourguiba pour forcer le destin et donner à la femme ses droits fondamentaux. Les résultats de ces choix se traduisent aujourd’hui par les performances remarquables de la femme tunisienne : près de 60% des étudiants et une majorité aussi parmi les médecins,  femmes responsables et actives dans tous les secteurs administratifs, économiques, sociaux et politiques.

Outre ce contexte général, les environnements de l’éducation et de l’entreprise sont particulièrement concernés par la révolution TICs. En effet ces secteurs  réalisent une mutation qui, d’une part, les prédispose à assimiler les technologies de l’information et de la communication et, d’autre part, fait de ces technologies un élément principal de l’amélioration de leur performance et de leur compétitivité. Ainsi, l’enseignement supérieur réserve une place centrale aux TICs dans ses offres de formation. Le nombre d’étudiants dans ce domaine atteint actuellement 46 mille soit environ 14% du nombre total d’étudiants. L’enseignement de l’informatique est généralisé à tous les étudiants, indépendamment de leur spécialité. Une université virtuelle a été créée depuis 2002 afin d’introduire l’enseignement à distance au sein des cursus de formation des étudiants de tous les établissements d’enseignement supérieur et permettre la familiarisation progressive avec les nouveaux modes d’enseignement en ligne. Une attention particulière est accordée aux formations scientifiques et technologiques et notamment à la formation d’ingénieurs dont le nombre devrait être doublé dans les quelques années à venir. D’autre part, un grand nombre d’entreprises tunisiennes a profité d’un programme de mise à niveau qui les a hissées à un niveau de compétitivité internationale. Ce programme ainsi que les différentes reformes structurelles et la mise à niveau de l’infrastructure de base qui ont accompagné la réalisation de l’accord de libre échange avec l’Union Européenne durant les 12 dernières années ont permis à l’industrie tunisienne de se moderniser et de résister au choc de l’ouverture économique.

4- La Tunisie et les TICs, le constat, le défi et l’ambition

Les rapports internationaux sur l’état des TICs et de leur usage dans les différents pays de la planète permettent de constater que l’indicateur qui mesure la qualité de l’infrastructure des TICs en Tunisie est en deçà de la moyenne mondiale. En particulier le rapport « e-Government Survey » publié par l’ONU début 2008, classe la Tunisie à la 124ème place sur un total de 182 pays avec un score de 0.3458. Et il est à noter que ce score est calculé à partir de trois indicateurs : celui correspondant à l’infrastructure TICs, celui correspondant à la mesure des services web et celui correspondant aux qualifications humaines. A part le dernier indicateur où notre pays a un score dans la moyenne
mondiale, les deux autres sont bien en deçà de cette moyenne. Pour l’indicateur
d’infrastructures TICs., on relève un score de 0.1636, les meilleurs scores
(entre 0.5 et 0.8) étant ceux des pays scandinaves, nord-américains, européens
en plus du Japon et de la Corée du Sud.
Ce peloton de tête est talonné par les pays d’Europe de l’Est, suivis par certains pays arabes pétroliers (entre 0.2 et 0.5). Le reste des pays arabes ainsi que la majorité des pays africains et des pays d’Amérique latine occupent la suite du classement avec un score généralement inférieur à 0.2. L’analyse de ces résultats permet de conclure que l’état de l’infrastructure TICs est directement lié au niveau de développement des nations. En outre, on observe une amélioration plus rapide de cette infrastructure dans les pays de l’Europe de l’Est et les pays arabes pétroliers que dans le reste des pays du Sud.

Il est aussi à remarquer que l’indicateur sur l’infrastructure TICs est calculé à partir de cinq composantes à savoir : l’accès à Internet, le taux d’équipement en PC, l’abonnement au téléphone mobile, l’abonnement au téléphone fixe et le taux de pénétration du haut débit . Le plus haut des scores tunisiens parmi les 5 est obtenu pour le mobile : 0.473 et le plus bas pour la pénétration du haut débit : 0.005. Ce dernier score est à titre d’exemple de 0.121 pour la Chine qui a presque le même score global que la Tunisie pour l’infrastructure TICs.

Ces données permettent de constater que l’état de l’infrastructure TIC en Tunisie et plus généralement dans la région arabo-africaine souffre d’un retard dans sa mise à niveau et particulièrement en ce qui concerne la pénétration de l’Internet et du haut débit. Pour la Tunisie, pays émergent grâce à l’environnement global favorable décrit plus haut, le risque d’une telle situation est de perdre des avantages comparatifs pour attirer les investissements, notamment par rapport aux pays de l’Europe de l’Est. Ceci, outre le ralentissement de la croissance qu’induit un tel handicap puisque l’infrastructure constitue une condition essentielle tant pour développer des activités dans le domaine des nouvelles technologies que pour le développement de tous les secteurs économiques. Et en amont de l’activité économique, il est clair qu’au niveau des formations universitaire et professionnelle qui fournissent les futurs acteurs économiques, une infrastructure insuffisante influe sur la qualité de la formation et sur les aptitudes des diplômés à s’intégrer dans une économie moderne.

Le défi est d’atteindre rapidement un niveau d’infrastructure meilleur. Ce défi n’est pas facile à relever parce qu’il nécessite des actions coordonnées et multiples  aux niveaux organisationnels, réglementaires, administratifs, etc. … Défi difficile mais pas irréalisable et les dragons de l’Asie qui ont réussi à s’imposer rapidement en tant que leaders dans l’appropriation de ces technologies nous en fournissent la preuve.

L’ambition est que la Tunisie réussisse à hâter le pas pour atteindre un niveau d’intégration des TICs lui permettant d’accéder à un nouveau palier de développement. Pour se rapprocher des pays les plus avancées le chemin passe par cette ambition de forcer encore une fois le destin en balayant les obstacles qui empêchent une pleine immersion dans l’économie du savoir. Et la capacité de la Tunisie à s’engager dans la modernité dont elle a fait preuve dans son histoire récente l’y prédispose.

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(*) Manuel Castells est professeur de sociologie à l’université de Berkeley et auteur de trois ouvrages qui traitent la question de l’impact des réseaux sur la société : « La société en réseaux », « la Galaxie Internet » et « Fin de millénaire ».

 

By Raouf

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