Je partage cette belle tribune de la philosophe Julia de Funès, publiée ce jour par Le Figaro.
La philosophe s’attaque à un phénomène de société, où des personnalités publiques prennent la parole pour montrer le chemin sur des choix éminemment personnels.
TRIBUNE – La philosophe, auteur, notamment, de Socrate au pays des process (Flammarion, 2021), jette un regard malicieux sur la propension des détenteurs de la notoriété à se prononcer publiquement pour ou contre un candidat à l’Élysée.
Nombreux sont désormais ceux qui annoncent avec grandiloquence, la mine satisfaite et «en conscience», disent-ils, qu’ils voteront pour Emmanuel Macron. Ce sont des gens bien, du bon côté de la vie, et il s’agit d’en faire part au monde entier dans un lyrisme unanime et un entrain grégaire. Fini le secret de l’isoloir et l’enveloppe opaque, c’est ouvertement que certains affichent publiquement leur intention de vote dont on se passerait bien.
On a le sentiment qu’il ne s’agit pas seulement de partager une opinion personnelle (qui n’intéresse qu’eux-mêmes), mais de se grandir moralement au point de se hisser directeurs de conscience et maîtres dans l’exercice désormais habituel d’exhortation. Ces généreux prédicateurs de vertu se voient soudainement investis d’une nouvelle mission: vanter les bienfaits, non plus de la vaccination, mais d’une certaine intention de vote. Penser juste revient à penser bien. Penser bien revient à penser comme eux.
À entendre leurs sermons, ils perçoivent comme une bravoure individuelle le fait de révéler des secrets de polichinelle: un parti extrême serait (ô stupeur!) une menace pour la démocratie! La sortie de l’Europe une faillite pour notre pays! Le racisme et le rétrécissement identitaire dont le RN leur semble être (à tort ou à raison) le catalyseur font de ce dernier l’ennemi et non plus seulement l’adversaire contre lequel on se doit de lutter héroïquement. Car ce n’est pas sans effet de manches, mais avec emphase et affectation, que ces bienfaiteurs prennent des postures de matamores en voulant donner l’impression d’un courage inégalable contre de terribles oppresseurs à abattre. Alors nos combattants en toc ne disent plus Marine Le Pen (trop familier) mais «la candidate de l’extrême droite» (plus effrayant), postent des tweets et jouent à se faire peur derrière leur écran en s’alliant sur les ondes pour faire front. Mais ces déclamations chevaleresques, sur fond de récupération morale, me semblent vaines et inopérantes pour plusieurs raisons.
La première, c’est que le souffle de ce front anti-RN sent le remugle des années 1980 face à Jean-Marie Le Pen. Bien que le RN soit un parti républicain, la nazification de l’extrême droite reste un réflexe, au risque d’amoindrir dans les mémoires la spécificité de l’abomination hitlérienne. Je comprends la facilité à fouiller dans les poubelles de l’histoire, mais elle est le signe d’une pauvreté, celle de l’esprit incapable de penser le nouveau, l’événement, le présent. Plus le monde devient complexe et plus les esprits pauvres en lucidité mais riches en moralisation se cramponnent aux époques où il y avait d’un côté le mal, de l’autre le bien.
Deuxièmement, c’est ignorer que la morale n’a pas d’effet véritable sur les consciences. Si l’on se contentait de voir le bien pour le faire, l’histoire serait plus radieuse et l’éducation plus aisée. S’il suffisait de comprendre que fumer n’est pas bon pour la santé, il y aurait nettement moins de fumeurs et de cancers du poumon. Allez dire à un alcoolique ou un drogué d’arrêter son addiction avec les meilleures raisons du monde, vous n’y parviendrez pas. Seul un désir peut en contrer un autre, de sorte que le match raison versus passion se termine généralement mal pour la rationalité souvent perdante. La raison ne fait pas l’action, elle combine, évalue, relie, mais ne fait jamais passer à l’acte. La raison «réfute sans convaincre, ou convainc sans persuader ni entraîner, ni convertir, semblable à ces prédicateurs éloquents qui nous font changer d’opinions mais non pas de conduite», disait Jankélévitch.
Troisièmement, utiliser des arguments rationnels pour convaincre du «bon» vote revient à se tromper de dispositif. La raison ne permet pas de connaître le bien et le mal mais le vrai et le faux. Aussi n’est-il pas «contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de son doigt» (Hume) .
Enfin, c’est oublier une autre vérité philosophique: la délibération vient après la décision. Les citoyens ont globalement, pour la plupart, choisi leur camp et vont maintenant délibérer. La délibération, la pesée de motifs de choix, est toujours seconde par rapport à la décision, bien qu’on la place généralement avant. «En nous interrogeant scrupuleusement nous-mêmes, nous verrons qu’il nous arrive de peser des motifs, de délibérer, alors que notre résolution est déjà prise. Une voix intérieure, à peine perceptible, murmure: pourquoi cette délibération? tu en connais l’issue, et tu sais bien ce que tu vas faire», avouait Bergson.
Un acte libre, comme l’est un choix électoral, suppose de se laisser déterminer par sa propre volonté. C’est pourquoi, lorsqu’on est attaché à la liberté démocratique, dont liberté-autonomie-responsabilité demeure le triptyque dont se réclament pourtant ces prédicateurs souvent libéraux, on respecte la liberté de conscience et de décision. Or les sermonneurs du bien appellent désormais danger, bêtise ou ignorance un choix qui n’irait pas dans leur sens. «Approuve ce que je te dis d’approuver, car je sais mieux que toi où se situe le bien» semble être leur credo aussi prétentieux, intolérant, qu’inopérant. Non seulement la rationalisation du bien n’influe pas sur une conviction intime, mais la moralisation de la vie politique outrepasse le respect de la liberté de décision et de conscience dont le précepte serait plutôt: «Dilige, et quod vis fac» (saint Augustin: «Aime et fais ce que tu veux»).
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Fabien Clairefond