Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les coeurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objet : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur; ce qui était règle, on l’appelle gêne; ce qui était attention, on l’appelle crainte; C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir.Autrefois, le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
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Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir? Lorsque Hannibal, devenu prêteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allèrent-ils pas l’accuser devant les Romains? Malheureux qui voulaient être citoyens sans qu’il y eût de cité, et tenir leur richesse de la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour otages cent de leurs principaux citoyens; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée, on peut juger ce qu’elle aurait pu faire avec sa vertu, lorsqu’elle avait ses forces.
(Montesquieu, De l’esprit des lois)