Compte rendu de la conférence de M. Mehdi Jomaa à l’ENIT
à l’occasion du Forum Enit-Entreprise en date du 7 décembre 2016
M. Mehdi Jomaa, ancien Président du Gouvernement et ancien élève de l’ENIT, a commencé sa conférence en évoquant l’émotion qu’il ressentait à l’occasion des retrouvailles avec l’Ecole où il a poursuivi ses études d’ingénieur, indiquant même, avec humour, la place où il aimait bien s’asseoir dans l’amphi où se tenait la conférence. Cet amphi qui servait aussi comme salle d’examen et où, il entrait souvent tout stressé pour passer des épreuves, et qu’il retrouve aujourd’hui plutôt côté « tableau » pour jouer le rôle de conférencier. Un passage de l’autre côté après une carrière de près de 25 ans dans de grandes entreprises internationales et, plus récemment, un passage à la tête du ministère de l’Industrie et de la présidence du gouvernement Tunisien …
Après cette brève introduction empreinte de nostalgie et de fierté d’avoir réussi une carrière professionnelle de haut niveau après l’élan que lui a donné son Ecole, M. M.J. est entré dans le vif du sujet de sa Conférence intitulée «l’ingénieur tunisien face aux mutations du monde».
M. M.J. a commencé par évoquer la révolution technologique que connaît le monde et son impact sur tous les domaines de la vie provoquant des changements qui connaissent une évolution exponentielle. Ainsi les rapports de l’entreprise avec ses employés, le code du travail, les relations non seulement entre les individus mais aussi entre les pays sont fortement impactés par les nouvelles technologies. Le changement radical qu’ils connaissent est autant un facteur d’instabilité qui peut constituer une menace qu’une chance qui offre des opportunités à saisir. Parmi les changements induits par cette révolution technologique l’on peut citer l’apparition d’un nouveau business model qui s’articule autour du numérique et qui permet de créer rapidement des entreprises dont l’activité se développe à une vitesse vertigineuse et qui arrivent à concurrencer les plus grandes entreprises de l’ancienne économie. Et M.J. cite, à titre d’exemples Uber, (le concurrent des taxis qui facilite le covoiturage, et qui bouleverse le modèle économique traditionnel en créant un nouveau type d’emploi, celui de chauffeur privé, que tout un chacun peut pratiquer, ndlr), Facebook, WhatsApp indiquant que cette start-up a pu atteindre la valeur de 1 Milliard de dollars avec 50 employés seulement alors que Microsoft n’avait atteint ce chiffre qu’en employant 3000 personnes …
La révolution technologique a aussi un impact direct sur la question sécuritaire et la guerre cybernétique constitue un défi majeur pour les nations.
L’approche de la production industrielle est complètement bouleversée. M.J. cite l’exemple du Japon où la production automobile est quasiment complètement robotisée Il note que, grâce au numérique, tant la production industrielle que les services ne connaissent plus de frontières tant la circulation des données est instantanée et simple. Il met l’accent sur le fait que l’économie traditionnelle était basée sur la transformation de la matière alors que l’économie nouvelle s’articule autour de l’intelligence, elle même portée par le numérique. Ainsi la création de la valeur ajoutée s’est déplacée du traitement physique de la matière au taux d’intelligence incrusté dans la matière …
Il s’agit aujourd’hui de comprendre la portée des mutations que connait le monde pour ne pas être marginalisé.
Y compris en politique, les nouvelles technologies sont en passe de constituer un outil déterminant comme l’atteste la dernière campagne électorale des élections présidentielles américaines. Ainsi, aujourd’hui, des algorithmes sont développés pour analyser le comportement de l’électorat. Les résultats de ces études sont exploités pour aider à l’élaboration les stratégies de séduction de l’électorat et affûter les armes dans les débats politiques face aux concurrents. On pourrait ainsi parler d’un cinquième pouvoir émanant de la technologie dont une autre composante et non des moindres est constituée par les réseaux sociaux qui constituent désormais un facteur plus influent que les médias traditionnels.
Ainsi, il est clair que ces mutations offrent plusieurs opportunités pour l’ingénieur dans tous les domaines.
Faut-il craindre ces mutations qui impactent tous les domaines de la vie, la géopolitique, la sécurité, etc. … Ces mutations à la faveur desquelles émergent de nouvelles puissances économiques comme la Chine ou la Corée du Sud et qui font que la compétition se passe à l’échelle mondiale. La réponse est non ! Il faut comprendre ces mutations les analyser et au delà : agir, persévérer, faire des sacrifices pour s’imposer et transformer les menaces en opportunités.
Lors de ma visite aux USA en tant que chef du gouvernement, j’ai visité les géants des TICs tels que Google et Microsoft et j’ai tenu à rentrer par la « cuisine », là où se mijote l’avenir de ces technologies et du monde futur et j’invite les jeunes étudiants à tenter de comprendre ce que nous préparent les géants de la technologie. En effet, il s’agit d’anticiper les changements, de se donner une vision. Et c’est ce qui nous manque aujourd’hui, à l’échelle nationale. Nos pères, nos grands pères avaient une vision et c’est ainsi que nous avons pu nous former, accéder à l’éducation et atteindre un top niveau dans les plus grandes entreprises mondiales. Aujourd’hui, nous avons l’obligation d’avoir une vision. La vision, c’est anticiper l’avenir. Les acteurs politiques sont tous en ordre de bataille mais sans rien proposer pour l’avenir du pays. La politique, c’est d’abord une vision. Pas seulement un jeu de pouvoir. Dans cette vision, il faut prendre conscience que la dimension technologique est aussi importante que tout le reste. A ce sujet, il y a un point lumineux dans le dernier rapport de DAVOS puisque qu’on y lit que le classement de la Tunisie pour la capacité d’assimilation de la technologie et deux fois supérieur à son classement global ce qui atteste de la qualité des ingénieurs et scientifiques tunisiens.
S’adressant principalement aux élèves-ingénieurs M.J. a poursuivi, en mettant l’accent sur les points suivants :
– Il y a évidemment les soucis quotidiens : Cours, examens, PFE, etc. … C’est peut être un bourrage du crâne mais cela constitue un bon dépôt. Mais au dela de toute cette formation, vous devez faire preuve de curiosité. Le benchmark que j’ai pu faire de part mon expérience à l’étranger me permet de dire que ce qui manque essentiellement à l’ingénieur tunisien est la curiosité de voir autre chose que ce qui est assuré par l’Ecole.
– En ce qui concerne l’employabilité, il n’y a pas de soucis, les besoins en ingénieurs bien formés sont ressentis partout , y compris dans le social et le politique.
– Un ingénieur bien formé n’est pas nécessairement l’ingénieur formé sur le top de la technologie mais plutôt celui qui a eu la chance d’avoir des enseignants passionnés par leur métier qui lui inculquent le goût d’apprendre. Et M.J. de raconter que n’ayant eu affaire qu’au cartes perforées pour la programmation informatique à l’ENIT, il n’a eu aucune difficulté à utiliser le super-calculateur de Hutchinson,quelques mois après l’obtention de son diplôme ENIT.
– La clé de la réussite est dans la confiance en soi et en son potentiel et dans la culture du travail, de l’effort et de la persévérance.
– Le comportement estudiantin, ainsi qu’il s’en rappelle lors de son passage par l’ENIT était empreint d’individualisme, notamment, en s’accaparant certains livres de la bibliothèque. Il souligne, à cet égard, que l’une des qualités requises d’un ingénieur dans l’entreprise est sa capacité de travailler en équipe. Il faut donc savoir changer d’attitude et adopter une culture de partage et de concertation. En une phrase : le génie n’est plus individuel mais collectif.
– L’ingénieur, n’est souvent plus un salarié mais plutôt créateur d’entreprise.
– En ce qui concerne le développement global du pays, M.J. propose de procéder par saut, c’est à dire ne pas s’attarder sur les technologies du passé et accéder directement aux technologies les plus modernes et anticiper leur développement.
Débat après la conférence …
Répondant à une intervention à propos de la fuite des meilleures compétences tunisiennes à l’étranger de telle manière qu’au niveau des entreprises tunisiennes c’est la médiocrité qui règne et qu’il est difficile de redresser cette situation, M.J. a dit : » Je suis revenu en Tunisie pour combattre la médiocrité bien que j’ai passé toute ma vie dans l’excellence. »
Et il a enchaîné, visiblement sincère et ému : » Les Tunisiens qui quittent la Tunisie sont très attachés à leur pays. Ils sont généralement prêts à y revenir, sans hésitation, et à faire profiter leur pays de leur expérience. C’est un devoir et une dette dont ils s’estiment tenus de s’acquitter envers leur pays »