Cet article a été écrit en décembre 2005, après le SMSI tenu à Tunis en novembre 2005 et publié dans le journal Le Temps, le 19 décembre 2005

I- On est connecté

Accélération subite du temps … Ce magique Internet a comprimé tous lesdélais : on a juste besoin de quelques minutes pour lire les dernières
infos du monde, consulter son courrier, répondre aux plus urgents, voire même téléphoner, si nécessaire, via le web, quand bien même l’interlocuteur serait à l’autre bout de la planète. Et puis, selon les cas, continuer à travailler, se divertir, et même se muer soi-même en source d’information pour les autres à travers un blog ([1]). Le tout en temps réel, le tout partagé avec tous les « branchés » du globe. Dès lors, on s’embarque dans une vie rivée à l’écran … une vie où le temps s’écoule à la vitesse des clics de la souris et du temps de réponse du réseau !! On est ailleurs !! Et cela me rappelle de très belles phrases d’un roman de Kundera, qui, en cette ère de la vitesse, s’attarde sur … la lenteur ! Dans « La lenteur »
([2]), Kundera écrit, pour expliquer l’absence de la peur face au danger de la vitesse :
« L’homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la
seconde présente de son vol ; il s’accroche à un fragment de temps ;
autrement dit ; il est dans un état d’extase ; dans cet état, il ne
sait rien de son âge, rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et, partant, il n’a pas peur, car la source de la peur est dans l’avenir, et qui est libéré de l’avenir n’a rien à craindre
« . Ce même raisonnement s’appliquerait à l’homme rivé à l’écran de son ordinateur, branché au réseau. La vitesse d’écoulement de l’information rentrante et sortante le libère de son état physique. Il est dans une sorte d’extase spirituelle. Libre de toutes les chaînes ! Quel est son âge, son travail, ses liaisons sociales ? Sur la toile, il est un être virtuel, dont seul l’intellect est présent, dont seules les réponses à l’information reçue l’identifient. Et même l’orthographe qu’il utilise subit les effets du rythme accéléré du réseau : on n’a plus le temps d’écrire un mot avec 5 caractères quand la phonétique permet de l’écrire avec deux seulement ! La vie sur le net est une autre vie. Elle
ressemble à ce motocycliste qui passe comme un éclair à nos côtés ; à
peine l’a-t-on aperçu, qu’il disparaît ! C’est une vie à grande vitesse … parallèle à la vie réelle !

II- Déconnexion !

On est déconnecté et, du coup, on ressent son corps ! Une vie effective se réinstalle. Le regard se pose sur des êtres en chair et en os et croise
d’autres regards ; l’échange se fait de vive voix. Quelqu’un est là, en
face, et, sans parler, on sent qu’il veut dire quelque chose ; l’information passe aussi à travers un silence, un sourire, un geste …

L’information passe à travers une odeur, un mot précis lâché à un moment précis, une main qui se pose pour attendrir ou calmer … L’homme est, pour une grande part, fait de matière vivante ! Maintenant, hors connexion, une réflexion lente et paisible est possible. On réfléchit mieux face à un bout de papier ou dans le silence d’un coin de verdure, en marchant lentement  ; on réfléchit bien mieux que sous le couperet du temps du réseau et on peut passer calmement en revue tout ce que la mémoire a gardé des expérimentations du passé ! Et là encore, dans « La lenteur », on peut lire cette superbe démonstration de Kundera : « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. Evoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se
rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. A ce moment,
machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu’un qui essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait vite s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps encore trop proche de lui. Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse  est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli.
 » Autant affirmer qu’à l’ère des réseaux qui font transiter l’information d’un coin de la planète à l’autre à des vitesses vertigineuses, la lenteur garde des vertus. Il faut parfois savoir s’arrêter !

III- Quand les parallèles se rencontrent !

Ainsi balancé entre vitesse et lenteur, entre l’instant présent et
l’éternité du temps, l’homme, cette merveille de la nature, concilie
magnifiquement les contraires !! Oui, l’on peut satisfaire le même désir de s’informer en parcourant rapidement un quotidien sur le net  et en scrutant patiemment les pages usées d’un vieux manuscrit … Oui, suivre une formation à distance s’accommode fort bien d’une lecture attentive des documents de cours et d’une analyse profonde des théories enseignées …Oui, échanger des nouvelles avec un parent lointain à travers le e-mail ou un messenger  participe de la même logique affective que de longues vacances passées ensemble … Oui, l’on peut aimer autant commander ses CD ou DVD de musique et de films à une grande librairie en ligne américaine et passer chez le petit commerçant du coin acheter son pain … Oui, l’on peut savourer avec la même ferveur un instant d’admiration intense pour une personne inconnue croisée sur un tchat  et de longs moments romantiques au bord de la mer … Vitesse et lenteur, virtuel et concret, haute technologie et contact humain, progressivement, le partage des rôles s’installe. Et la merveilleuse mécanique intellectuelle humaine intègre le progrès et en fait un élément courant de la vie. Parallèle la vie sur Internet ?

IV- De l’individu à la société, encore Internet

Encore plus complexe qu’au niveau des individus, l’appropriation d‘Internet par les entités politiques, économiques et sociales a un effet sur les fondements éthiques, moraux, réglementaires, professionnels, éducatifs et culturels de la société. Si l’individu peut, en quelques années, assimiler un progrès technologique majeur, la société présente en général une plus grande résistance. Ibn Khaldoun ([3]),
dans ses prolégomènes, estime qu’un changement substantiel des valeurs qui régissent les relations d’un groupe social ne peut se faire en moins d’une génération, soit environ quarante ans. Toute foudroyante qu’ait été la déferlante Internet, au niveau de son expansion technologique, elle a néanmoins plus de dix ans d’âge et il faudrait certainement attendre encore plusieurs années avant que l’humanité ne concilie les valeurs qui la fondent avec les bouleversements multiples dus à la révolution numérique dont Internet constitue l’un des principaux éléments. La déclaration de principes ([4]) adoptée lors de la première phase du sommet mondial sur la société de l’information (SMSI – Genève 2003) ne s’y est pas trompé en rappelant que les évolutions rattachées au développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) doivent se faire dans le respect des valeurs fondamentales inscrites dans la déclaration universelle des droits de l’homme. Ceci montre l’appréhension ressentie par la communauté internationale face aux possibles dérives que pourraient engendrer un usage et une gestion incontrôlées des nouvelles technologies. Pour ne citer qu’un exemple, rappelons la levée de bouclier soulevée par l’intention du moteur de recherche Google de mettre en ligne une gigantesque bibliothèque en numérisant intégralement des millions de livres appartenant à de grandes bibliothèques américaines. Une levée de bouclier de la part des détenteurs de droits d’auteur d’une part et de la part de l’Europe et en particulier de la France qui a réagi au plus haut niveau de l’Etat et décidé de mettre en place un projet similaire permettant la création d’une bibliothèque virtuelle européenne ([5]).
Droits d’auteur et diversité culturelle sur Internet, quel code de conduite ? C’est une question parmi mille qui se posent dans tous les
domaines suite à l’apparition d’Internet dont les effets se font sentir sur tous les aspects des activités sociales et individuelles. Le chemin sera long pour mettre en place des valeurs communes et instaurer les mécanismes permettant de les respecter dans un monde où cette poussée technologique s’impose inéluctablement. La seconde phase du SMSI qui s’est tenue à Tunis du 16 au 18 novembre 2005 a tracé la voie en adoptant l’« Engagement de Tunis » qui fixe les grandes orientations que la communauté internationale veut donner à la société de l’information et un « Agenda de Tunis pour la société de l’information » qui vise à concrétiser ces orientations dans un délai de 10 ans, l’année 2015 devant être la prochaine étape d’évaluation du progrès réalisé.

 


[1]
Contraction de web log qui désigne un carnet de notes en ligne.

[2] Milan
Kundera, La lenteur, Roman, Ed. Gallimard

[3] Ibn Khaldoun, La
Mouquaddima, Chapitre consacré  au  »
Cycle de vie des Etats « .

[4] Déclaration de principes,
disponible sur le site www.itu.int/wsis.

[5] Voir l’article : Jacques Chirac veut promouvoir un projet
de bibliothèque virtuelle européenne
,  Journal Le Monde daté du 17 mars 2005.

By RL

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