1- De la puissance des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux sont apparus au milieu de la première décade de ce millénaire. Ils constituent l’une des facettes du Web 2.0 qui désigne un usage convivial et simplifié des technologies du web permettant à tout un chacun, sans avoir une formation particulière, d’interagir avec les contenus et les internautes de manière aisée. Ces réseaux tirent leur puissance de la mise en relation de millions d’individus auxquels ils offrent la possibilité de communiquer entre eux et de diffuser, de recevoir, de commenter et de partager de l’information écrite ou audiovisuelle. Ils permettent de créer des groupes unis autour d’un thème ou d’une cause donnée et qui, de ce fait, peuvent se transformer en une force d’influence ou de pression. Ces groupes se créent avec une facilité déconcertante et, profitant de l’étendue du réseau Internet, peuvent grossir en nombre de manière exponentielle en l’espace de quelques heures. Ainsi, une information ou une opinion peut se répandre en un temps très court de manière incontrôlable. On parle alors de buzz sur Internet et l’opinion objet de ce buzz acquiert une sorte de légitimité qui, dans certains cas, ébranle des institutions très solides.

Donnons un exemple.

A la mi-décembre 2009, des pannes de trains de l’Eurostar ont parfois bloqué des passagers de longues heures dans le tunnel sous la Manche ou en pleine campagne, anglaise ou française. Le journal Le Monde[1] relate ainsi le déferlement de critiques des passagers sur les réseaux sociaux : « Depuis le 19 décembre, des milliers de messages ont été postés sur les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter
pour critiquer l’entreprise Eurostar. Parfois en direct depuis un train en rade. Ou depuis les quais des gares, où amis et familles attendant un proche se sont relayés sur la Toile. Sur la page Facebook d’Eurostar, on pouvait ainsi lire, au milieu de quelques demandes d’informations sur l’état du trafic: «Pouvez-vous me faire parvenir le nom et l’adresse de votre cabinet d’avocats ? » ; « Je ferai de mon mieux pour qu’Eurostar souffre tellement de cette situation qu’elle soit conduite à la faillite.». La déferlante de critiques a pris Eurostar de court. C’est ce qu’a reconnu l’agence de communication We Are Social, appelée en catastrophe samedi 19 décembre pour prêter main-forte à son client. Jusqu’alors, elle
n’avait mené que des opérations de marketing sur les réseaux sociaux. Depuis samedi, des salariés de l’agence travaillent avec les équipes de communication d’Eurostar à la gare de Saint-Pancras, à Londres, pour tenter de répondre aux interrogations et critiques des internautes clients. »

Ainsi la e-reputation des entreprises est maintenant largement assurée à travers les réseaux sociaux, soit par des opérations de marketing sur ces réseaux, soit par la vigilance vis-à-vis de buzz possibles qui visent à ternir leur image.

Cet exemple illustre la place prépondérante que prennent les réseaux sociaux sur le web et leur capacité à façonner l’image des entreprises économiques. Mais ces réseaux s’invitent dans tous les domaines : politique, éducatif, culturel, social, religieux, etc. …

Ainsi, on se rappelle tous que Barack Obama a fait de son site MyBarackObama.com un outil central de sa campagne électorale et en a tiré pleinement profit.

L’animateur du site n’est autre que Chris Hughes, l’un des quatre fondateurs de Facebook. Début 2007, il quitte la Silicon Valley pour Chicago, ville dans laquelle se trouve le siège de campagne de
Barack Obama. Alors âgé de 24 ans, Chris Hughes avait pour mission de participer à faire élire le candidat du Parti démocrate à l’aide de la formidable force mobilisatrice que constitue l’Internet. Pour ce faire, il a doté le site de campagne d’Obama des fonctionnalités d’un réseau social et il lui a permis d’avoir les mêmes capacités de mobilisation que Facebook. Aujourd’hui encore la page de Barack Obama
sur Facebook est en tête des pages des hommes politiques avec plus de 8 millions de fans. Toutefois, les anti-Obama ont créé une page Facebook dénommée One Big Ass Mistake America (O.B .A.M.A.) qui a près d’un million de fans. La bataille politique se joue aussi sur Internet et, en particulier, sur les
réseaux sociaux.

L’Europe a emboité le pas, sur ce plan, aux USA et toutes les campagnes électorales qui s’y déroulent ne peuvent plus se passer des réseaux sociaux qui constituent un moyen rapide et efficace de diffusion des idées et des programmes et de mobilisation des électeurs.

Par ailleurs, différents courants d’idées politiques et religieuses traversent ces réseaux. Des groupes se font et se défont pour promouvoir une action ou s’y opposer. Certains mouvements nationalistes ou intégristes y trouvent une aubaine pour façonner les esprits et recruter des adeptes.

Un autre flux traverse ces réseaux et occupe des millions d’internautes tous les jours. Il s’agit de ces courts extraits de chansons et de films que beaucoup d’inconditionnels des réseaux passent des heures entières à visionner et à partager. Ainsi d’énormes courants culturels se forment et drainent des millions d’internautes dans un mouvement qui échappe à tout contrôle. Peut-on parler d’une nouvelle culture qui se développe sur ces réseaux et quel en sera l’aboutissement ?

Il est aujourd’hui naturel de tenir compte de l’importance de la diffusion de l’information sur un réseau comme Facebook qui compte 400 millions d’utilisateurs dans le monde. Quel autre média a-t-il la capacité de mettre en relation autant de personnes de manière instantanée ou asynchrone et en utilisant tout type de contenu numérique ? D’autres réseaux sont également en train de monter en puissance. Ainsi Twitter revendique plus de 100 millions d’utilisateurs, compte 300 000 nouveaux inscrits chaque jour et enregistre 180 millions de visiteurs uniques chaque mois selon les chiffres communiqués en avril 2010 par l’un de ses cofondateurs.

Autant affirmer que les réseaux sociaux sont maintenant le media le plus puissant de la planète.

2- Gouvernance des réseaux sociaux

Permettant un contact instantané avec l’entourage virtuel qu’on décide de se donner ( et qui, parfois, est élargi à notre insu), ces réseaux font une véritable révolution dans les relations sociales.

De plus en plus performants, les réseaux sociaux se saisissent non seulement de l’identité de ceux qui y adhèrent mais aussi de leurs habitudes et de leurs goûts et sont à même de les exploiter de différentes manières.

Dans ce sens, il est légitime de se demander sur ce qui peut être fait des millions de messages stockés sur les serveurs des puissants réseaux tel que Facebook et Twitter. Signalons à ce propos que le Congrès américain a acquis pour sa bibliothèque numérique tous les messages échangés sur Twitter depuis sa création[2]. La question qui se pose est de savoir si les responsables de ces réseaux peuvent disposer de l’information qui y circule et la commercialiser à leur gré ? Qu’en est-il de la confidentialité et de la protection des données personnelles ?

En outre, si l’on admet que ces réseaux sont nécessaires pour booster une activité économique, politique ou autre, comment garantir qu’on n’en soit pas privé de manière arbitraire et impromptue, après s’y être investi ?

Manuel Castells écrivait, à propos de la gouvernance de l’ensemble du réseau Internet, dans son ouvrage « La Galaxie Internet » paru en 2001, je cite : « A l’heure où Internet devient la base structurelle de notre existence, décider à qui il appartient et qui en contrôle l’accès devient un enjeu de la lutte pour liberté ». Le Sommet Mondial sur la Société de l’Information avec ses deux phases de Genève en 2003 et Tunis en 2005 s’est intéressé mollement à cette question en raison de l’opposition des certains pays nantis, dont celui où Internet a vu le jour, et leur refus à peine camouflé de céder leur influence sur sa gouvernance à travers l’ICANN[3]. Celle-ci contrôle les serveurs racines du réseau mondial et la politique de gestion des noms de domaine ainsi que le tempo de migration vers l’IPv6[4]. De grands pays comme la Chine ou le Japon se sont affranchis des recommandations de l’ICANN en hâtant leur passage à ce nouveau protocole ou encore en mettant en place des systèmes qui permettent l’écriture de noms de domaines avec leur propre alphabet. Dans ce sens, l’ICANN a récemment autorisé l’écriture de noms de domaines en lettres arabes sous les demandes pressantes de plusieurs pays.

Comme pour l’Internet en général, sans une réflexion et une action pour une gouvernance réglementée, juste et moralisée des réseaux, des abus de pouvoir des uns ou des autres et une nouvelle domination dans ce nouveau monde fortement soumis à l’influence d’Internet peut se mettre en place. En peu de mots, l’on peut dire que l’aubaine peut se transformer en fléau.

3- Les réseaux sociaux en Tunisie

En Tunisie, les statistiques ([5]) estiment le nombre de facebookers tunisiens à près de 1.500.000, soit 15% de la population, dont 62% ont moins de 24 ans et 89 % moins de 34 ans. Ces chiffres sont bien inférieurs aux taux de pénétration en France (28%) et aux USA (39%) mais plus élevés que ceux du Maroc (5.5 %) et de l’Afrique du Sud (5.5%).

Les plus jeunes (20% des facebookers tunisiens ont entre 13 et 18 ans !!) s’y mettent alors qu’ils sont encore au collège ou au lycée. Il serait intéressant d’étudier l’impact que cela donne sur les relations entre les élèves, leur rapport à leurs enseignants et leurs résultats scolaires. Le plus grand pourcentage (42%) est celui des jeunes de la tranche d’âge 18-24 ans, soit ceux qui sont en âge de poursuivre des études supérieures.

Il est aussi à noter, d’après ces statistiques, que les tunisiens de plus de 34 ans sont sous-représentés sur Facebook (environ 11%). Ainsi, les échanges et les débats qui se produisent sur ce réseau se font quasiment en marge de toute une tranche d’âge, celle des ceux qui bénéficient théoriquement, d’une certaine expérience de la vie enrichissante pour les plus jeunes. Dans ce contexte, l’on peut se demander de quelle manière et par qui se façonnent les esprits des jeunes accros des réseaux sociaux ? Quel produit sortira de cet immense dépotoir d’idées voire d’idéologies, de dogmes, de croyances, etc. … ? Quelle responsabilité et quel rôle des aînés, en majorité absents sur ces réseaux ? Doivent-ils continuer à ignorer
cette vie parallèle qui se déroule sur le net ? Une vie certes virtuelle mais qui influe directement sur les comportements et l’action dans la vraie vie et qui peut peser lourdement sur le cours des événements aussi bien dans le bon que dans le mauvais sens.

En outre, sait-on s’il y a un abus d’usage de ces réseaux et quel est son ampleur ? Une journaliste du quotidien tunisien Assabah [6] qui enquêtait sur la pénétration des TICs à l’université tunisienne a relaté le
témoignage d’une étudiante de master qui, voulant accéder à Internet dans sa faculté pour chercher des documents, s’est vue refuser par les étudiants de la salle d’informatique un accès de quelques minutes sur l’un des PC alors qu’ils étaient tous sur Facebook.

Quelles dérives y-a-t-il dans l’usage des réseaux sociaux par les jeunes ? Les mêmes questions qui se sont posées aux débuts de l’Internet sur les limites qu’il faut mettre à son usage se reposent maintenant à propos des réseaux sociaux.

4- Rapport entre les réseaux sociaux, la politique et la démocratie

Porter le débat public dans les réseaux sociaux devient une nécessité pour les partis politiques, les gouvernements, les organisations et les groupements internationaux et régionaux. Dans le cadre de ce qu’on appelle la démocratie participative, ces réseaux jouent un rôle essentiel puisqu’ils permettent
d’aller aux jeunes là où ils se trouvent, c’est à dire sur Facebook, Twitter, etc. … Du fait de l’engouement des jeunes pour ces réseaux, ceux-ci constituent un moyen idéal pour les atteindre et un outil de communication politique d’une efficacité certaine. Ainsi, aucune campagne électorale ne peut
maintenant faire l’économie d’une présence sur ces réseaux.

Outre les organismes officiels, ces réseaux permettent à de petits groupes d’investir l’espace public et d’infléchir certaines orientations politiques. Citons, à ce propos, l’action entreprise sur Facebook
par un jeune informaticien colombien qui a suscité une mobilisation de millions de personnes en Colombie et dans le monde au grand étonnement de son propre initiateur. Il fut révolté par les agissements des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) qui s’étaient débarrassés d’un petit garçon âgé de trois ans qu’ils gardaient en otage sans préciser sans préciser à qui ils l’avaient remis.. Il décida de créer, en janvier 2008, un groupe dénomméUn million de voix contre les FARCet incité les autres usagers deFacebook.comà faire entendre leur voix. Quelques jours après, il a pu regrouper plus de 150000 adhérents à son groupe et il a commencé la coordination pour organiser une manifestation dans la rue, en dehors du domaine de l’Internet, pour concrétiser ce mouvement initié sur Facebook. Ainsi le 4
février, ce jeune informaticien était à la tête d’une manifestation de 300 000 personnes dans sa ville et, ce même jour, 12 millions de personnes ont manifesté contre les FARC dans 200 villes de 40 pays. Il semble que l’ampleur de cette mobilisation permit d’entamer même le moral des FARC qui ont pu mesurer la répulsion qu’ils suscitent au sein de la population colombienne et dans le monde et le rejet de leurs orientations idéologiques.

5- De la société en réseaux aux réseaux sociaux !

Manuel Castells, considéré comme l’un des analystes les plus avisés de l’ère de l’information est l’auteur d’un ouvrage en trois tomes consacré à ce sujet dont le premier, paru en 1998, est intitulé « La société en réseaux ». Il y a développé une vue prospective sur les changements attendus suite à l’apparition des réseaux informatiques et particulièrement Internet. Dans le troisième tome de sa trilogie, « Fin de Millénaire »[7], publié en 1999, Manuel Castells écrit : « Une société peut être dite nouvelle quand il y a transformation dans les relations de production, dans les relations de pouvoir, dans les relations entre personnes ». Les réseaux sociaux, ces énormes réseaux virtuels qui viennent se greffer sur les réseaux physiques d’Internet, semblent combiner les trois transformations citées par Castells. Ils constituent une étape importante dans cette évolution dans tous les domaines de la vie liée aux réseaux qui nous mène, avec ou contre notre gré, vers une société nouvelle.

Avec ou contre notre gré ! Pour s’en convaincre, citons encore Castells qui écrit dans la conclusion de son ouvrage « La Galaxie Internet » :  » N’y a-t-il vraiment pas d’autre voie ? J’entends déjà les protestations : « Mais laissez moi tranquille ! Je n’en veux pas, moi, de votre Internet, de votre civilisation technologique, de votre société en réseaux ! Je veux vivre ma vie tout simplement ! « . Peut-être est-ce votre position,
lecteur, mais dans ce cas j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Si nous ne nous occupons pas des réseaux, les, eux, s’occuperont de nous. « 

Et pour paraphraser Castells, l’on peut dire, aujourd’hui, si nous ne nous occupons pas des réseaux sociaux, eux s’occuperont de nous !

Comme pour le réseau Internet, il s’agit d’intégrer les réseaux sociaux avec lucidité dans notre vie. Ni aubaine, ni fléau, il faut les aborder comme un mouvement d’évolution naturel de la société de l’information avec lequel il faut composer et dont il faut infléchir le développement et l’usage pour réaliser le « vivre mieux ».


[1] www.lemonde.fr/europe/article/2009/12/24/les-entreprises-soignent-leur-e reputation_1284616_3214_1.html

[2] Voir le monde: http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/04/14/la-bibliotheque-du-congres-acquiert-les-archives-de-twitter_1333759_651865.html

[3]Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers(ICANN)

By RL

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